25 ANS SUR LE CHEMIN DE LA LIBERTÉ
Traverser l’Afrique du Sud de part en part, c’est découvrir un pays aux paysages variés et somptueux. C’est aussi constater, 25 ans après la fin du régime de l’apartheid, que les changements sont lents et que le rêve de Nelson Mandela, une nation unie, libre et réconciliée, est un processus difficile menacé plus que jamais par les divisions au sein de la société sud-africaine.
Dans les années 90, lorsque Nelson Mandela entrait dans les clubs de Johannesburg, les musiciens cessaient de jouer, le saluaient en silence en posant une main sur le cœur et attendaient qu’il s’asseoit. Ensuite seulement, la musique reprenait. Johannesburg, c’était sa ville. Celle où il a grandi, dans le township de Soweto, celle où, en tant qu’opposant au régime, il a mené son combat contre l’apartheid. Et là aussi où il fut finalement arrêté en 1962.
Ces années houleuses hantent encore ceux qui les ont vécues, comme Hughes, un afrikaner âgé de 20 ans à l’époque. « Nous n’étions pas, comment dire, politiquement éveillés. Nous étions tenus à l’écart, sans possibilité d’avoir une vue d’ensemble. Nous ne savions pas vraiment ce qui se passait, ni pourquoi. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, tout aurait été différent ».
Devon aussi se souvient : « Sous l’apartheid, une fois les études terminées, c’était soit l’armée, soit la prison si nous refusions, soit l’exil. J’ai manqué de courage peut être, j’ai choisi l’armée ». Après un silence il ajoute, « ce que nos enfants ne comprennent pas, c’est à quel point nous vivions dans la peur. Même en tant que blanc, si nous étions contre le régime, la répression était brutale. C’était l’emprisonnement, la torture ou simplement une balle dans la peau ».
Condamné à perpétuité, Nelson Mandela fut déporté dans la prison de Robben Island, une île en face de la ville du Cap. Il lui faudra attendre 27 ans pour retrouver la liberté au terme de pourparlers secrets avec le gouvernement de de Klerk. Il devient alors en 1994 le premier président noir d’Afrique du Sud, signant ainsi la fin du régime de l’apartheid.
Devon accueillit la nouvelle avec joie. Ce fut aussi pour lui l’occasion de vivre un moment rédempteur qu’il raconte avec émotion. « Un jour, on a sonné à la porte de notre maison à Johannesburg. Un homme nous a dit que le Président Nelson Mandela voudrait prendre le thé chez nous. C’est une coutume sud-africaine répandue de s’inviter spontanément chez les gens, mais nous ne nous attendions certainement pas à accueillir le président du pays ! Il est entré, accompagné de son petit-fils. Nous lui avons montré notre maison, présenté notre famille. Nous avons discuté de tout et de rien, de ses petits-enfants et de notre vie. Il était très simple, très doux, sa présence était immense. Et puis il nous a remercié et il est reparti ».
Quant est-il aujourd’hui, 25 ans plus tard, de ce pays somptueux, béni de tant de richesses naturelles et d’un climat idéal ? Un pays bordé de plages qui s’étendent à l’infini, de vastes domaines viticoles, de terres agraires fertiles et de forêts millénaires traversées de rivières, paradis des campeurs et des randonneurs. Sans oublier les parcs nationaux, dont le fameux parc Kruger, qui abritent les grands fauves et les autres bêtes de la savane ! C’est un pays que l’on partage avec la faune sauvage car il est fréquent de voir des pingouins sur les plages, des babouins sur les routes et des autruches dans les champs.
Mais les communautés humaines restent essentiellement séparées. Chaque ville abrite en son sein un township où réside la population noire et de couleur qui n’a pas les moyens de vivre décemment. Dans la seule ville du Cap, 2 des 4,5 millions de ses habitants, tous noirs ou de couleurs, vivent dans les bidonvilles à l’extérieur de la ville. Une tragédie qui est toujours la réalité de l’Afrique du Sud. De politique, l’apartheid est devenu économique.
L’accès à une éducation de qualité permettant aux sud-africains noirs de prendre part activement à l’économie de leur pays est l’un des défis majeurs du gouvernement actuel. Le régime de l’apartheid qui prônait la séparation des races, institua un système éducatif séparé et de qualité inférieure pour les personnes noires et de couleur et le pays souffre encore des conséquences de cette politique.
« Le gouvernement n’a pas investi suffisamment dans l’enseignement et ceux qui en ont les moyens, essentiellement des blancs, préfèrent envoyer leurs enfants en école privée. En réalité le mélange des blancs et des noirs sur les bancs d’école n’est pas encore entré dans les mœurs » constate Jessica, une suissesse partie travailler en volontaire dans les townships. « Il y a de la méfiance dans les deux communautés. Il est difficile de créer des liens lorsque les existences d’un noir et d’un blanc sont si radicalement différentes ». Pour pallier aux faiblesses du système, un principe de « discrimination positive » permet aux élèves noirs d’entrer à l’université avec des moyennes moins élevées que les élèves blancs qui bénéficient d’une meilleure éducation.
« Aujourd’hui, on utilise beaucoup le mot entrepreneur » constate Kathrin, professeur à l’université de Johannesburg. « On encourage les jeunes noirs à prendre leur destin en main, à créer leur propre entreprise, mais il faut comprendre que le mal est profond. L’apartheid a handicapé les gens. Le système les a brisés. Lorsqu’on vous a répété que vous ne valez rien, lorsque vos ancêtres étaient des esclaves, il est difficile d’acquérir la confiance et l’estime de soi nécessaires pour revendiquer sa place dans la société ».
Asseoir concrètement sa dignité en tant que noir sud-africain est, depuis 1994, au cœur de la problématique du pays mais les inégalités persistantes mettent à mal la vision d’unité nationale si chère à Nelson Mandela.
« Aujourd’hui il y a une sorte de racisme inversé » me dit Wendy qui a fondé une coopérative destinée à valoriser le savoir- faire manuel et artistique des habitants des townships. « Nous, les blancs, nous ne dirigeons plus le pays mais nous sommes toujours tenus responsables de tout ce qui arrive. Nous sommes vus comme des « privilégiés » ou des « colonisateurs ». Tout s’est dégradé en 25 ans. L’Afrique du Sud est devenu un pays du tiers-monde et Zuma en est responsable ».
Au pouvoir depuis 2009, Jacob Zuma, a été destitué en 2018, rendu responsable d’avoir détérioré la situation économique du pays et accusé de corruption. Mais celle-ci gangrène toujours le gouvernement. Derrière la démocratie se cache une forme de tribalisme, les politiciens noirs du gouvernement privilégiant les alliances politiques et concluant des marchés avec des membres de leur ethnie plutôt qu’avec les sud-africains blancs ou de couleur, malais ou indiens. « Ils se battent tous entre eux, les Zulus, les Xhosas.. » me dit Shaun, un homme d’affaire reconverti en ranger. « C’est l’Afrique et la politique africaine, c’est compliqué !».
« Nous sommes maintenant considérés comme des colonisateurs qui avons pris leurs terres et aujourd’hui, ils veulent la récupérer » continue Shaun. « Mais regardez ce qui s’est passé au Zimbabwe : ils ont exproprié les fermiers blancs et toute l’économie du pays s’est effondrée ! ». La nouvelle loi en question, actuellement mise en application, permet l’expropriation des fermiers blancs qui cultivent près de 73% des terres arables du pays et le transfert de leurs terres à la population noire. Ce sujet hautement sensible agite le pays et créé un facteur de division supplémentaire
Aujourd’hui le peuple sud-africain hésite entre colère et résignation. Tant que les inégalités persistent, la criminalité et l’insécurité font de l’Afrique du Sud un pays particulièrement dangereux. On ne marche pas seul dans les rues, particulièrement à Johannesburg, on ne se gare que dans des parkings sécurisés et on vit dans des maisons entourées de hautes barrières électrifiées et équipées de caméras de sécurité activées en permanence.
Dans une de ses allocutions, Mandela disait : « Nous comprenons que le chemin vers la liberté n’est pas facile. Nous savons que le succès ne peut pas être le fait d’un seul homme. Nous devons par conséquent agir ensemble, comme un peuple unifié, pour la réconciliation nationale, pour la construction de la nation et pour la naissance d’un nouveau monde ». Ces paroles ont d’autant plus de poids aujourd’hui alors que la jeune nation semble plus divisée que jamais.